samedi 20 avril 2019

Crime et chatiment


l'auberge de l'Etang d'Yonne


  « SANGLANTE TRAGÉDIE:  trois morts, un blessé, » titrent, le 20 avril 1912, les deux périodiques rivaux de Chateau Chinon:   le Journal du Morvan  et l'Echo du Morvan.

   " Les époux Duteil, à la fois propriétaires de l'auberge de l'étang d'Yonne et forgeron , ainsi qu'un client  François Duvernoy,  assassinés ; le fils  des aubergistes  est blessé , ses deux jeunes sœurs réussissent à s'échapper . Un témoin de passage permet d'identifier  le coupable:  Pierre Laumain, 27 ans, agriculteur et  braconnier."

 Ce fait divers a également  un grand écho  hors de l'arrondissement de Château-Chinon ; exemple, le Nivernais, du 21 avril, titre  : "HORRIBLE CARNAGE À ARLEUF, un braconnier tue trois personnes, en blesse une, et prend la fuite" .
 La presse  d'Autun  s'intéresse  aussi au crime et l'un des journaux  l'Echo du Morvan -à une époque où la photo est pratiquement inconnue  dans les journaux de  Château-Chinon-  publie même à sa une des photos de l'auberge et de Laumain. Des journaux nationaux  (La Presse, La Croix, le Petit Journal, l'Echo d'Alger, Le Petit Parisien, ) y consacrent également quelques entrefilets, qui passent plus inaperçus dans le flot des faits divers tragiques de l'époque.

article paru dans "La Charente" le 21 avril

    Tout commence le jeudi 18 avril vers six heures du soir dans la hameau du Chatelet . Les Duteil s'apprêtent à souper quand  Pierre Laumain  entre dans la salle de l'auberge.  Il se fait servir à boire, selon les sources , une demi- bouteille de vin coupée d'eau  ou  une chopine,   qu'il consomme sans se  presser. Sont aussi présent  François Duvernoy,  un journalier agé qui arrondit ses fins de mois en entretenant le jardin de l'auberge, ainsi que  deux autres habitants d'Arleuf, Defossemont fils, et l'un des  bouchers d'Arleuf,  Dussert .    Ces derniers quittent l'établissement  un peu avant huit heures.


  Une fois son vin avalé, Laumain demande à Paul  Duteil de vérifier le montant de son ardoise de la semaine pour la payer.: le total fait  17 F.
 Soudain sans qu'il y ait apparemment eu contestation,  Laumain sort  de ses poches deux pistolets et dit à Duteil "Veux-tu que je m'en serve sur toi ? " L'aubergiste  rétorque  : "Je n'ai pas peur que tu me tues ! D'ailleurs, pourquoi le ferais-tu ?"
 Laumain fait alors feu des deux armes,  Duvernoy et Mme Duteil sont tués sur le coup ,  le père Duteil , grièvement blessé , parvient dans un premier temps à se relever, et à s'échapper de l'auberge  avec ses deux filles.
 Le fils Duteil s'enfuit également, touché au bras par une balle. Duteil père  tente d'alerter les employés de la gare du Tacot  du Châtelet, mais  il s'écroule sur le remblai  de la voie et  meurt  deux heures plus tard chez lui, où il a été transporté. Il a 45 ans.
  Laumain  quitte les lieux du crime. Le gérant de l'abattoir de Château-Chinon, qui passe par là le reconnait et il alerte les autorités.
 Vers dix heures du soir , la  gendarmerie de Château-Chinon arrive et les recherches, débutent, avec l'aide  des habitants des hameaux environnants : la population craint des représailles de la part du fugitif.

  Mais Laumain a disparu ;  ses engins de pêche sont identifiés sur les bords de l'Yonne, mais rien n'est trouvé dans l'étang, donc, pas de suicide.  Le meurtrier  ( à cette époque on ne s'embarasse pas de  "présumé" ) ne porte  que des sabots, il ne peut pas s'enfuir bien loin... Les enquêteurs ratissent aussi la voie de chemin de fer  Château-Chinon - Autun, et les rames sont inspectées ... Rien.

Une autre vue de l'auberge . Au fond, la voie ferrée du Tacot.


  Laumain est en fait resté sur place. Il s'est caché   dans une maison vide du proche  hameau des Gorys, jusqu'au lundi 22,  économisant ses provisions  en attendant que les gendarmes finissent par relacher leur surveillance.

  Alors que Laumain  est encore en cavale,  le dimanche 21 avril, on enterre ses victimes .
   En tête du cortège funèbre, le cercueil de Paul Duteil,  suivi de ceux de son épouse et de  Duvernoy  quittent  l'auberge vers midi   escortés du maire et de l'ensemble du conseil municipal .
  A l'église, la cérémonie menée par le curé Braud est suivie par plus de 2000 personnes (selon la presse catholique, on ne dispose pas du comptage de la  Gendarmerie...) . Les victimes sont ensuite emmenées  au cimetière, accompagnées  de leur famille, et  des personnalités locales, dont le sous-préfet de Château-Chinon qui prononce l'oraison funèbre .
  Symbolisant la vie des Duteil  interrompue brutalement, sur leur tombe est posée  une colonne brisée entourée de lierre.



   Revenons à Pierre Laumain.  Il  est né   à Voucoux, commune d'Arleuf où ses parents  sont agriculteurs. Au moment des faits , il est déjà marié à une ancienne pupille des Hospices de la Seine, née à Paris où elle est retournée  une semaine auparavant. Ils ont une fillette de 4 ou 5 ans et, comme nombre de Morvandiaux, hébergent deux petites filles, l'une en garde, l'autre en nourrice.

                                        *     *      *       * 
  Le 22 au soir,   Laumain commet finalement une erreur de débutant : il  rejoint la maison de sa mère à Voucoux. Evidemment, les gendarmes l'y attendent, dissimulés  dans un grenier juste en face. Ils font immédiatement alerter des renforts de Château-Chinon, qui arrivent sur les lieux vers minuit, accompagnés de  quelques voisins.  Au petit matin  la maison est assiégée : Laumain ne répond pas aux trois sommations du lieutenant de gendarmerie . Un habitant d'Arleuf, Defossemont, tire. Laumain riposte, puis on entend tirer trois coups de feu,  suivis d'un long silence.
  Le père et le fils Defossemont finissent par  défoncer  la porte à coups de hache, et pénètent dans la maison  en compagnie des gendarmes :  Laumain  couché  sur un lit, baigne dans son sang. Il s'est  tiré trois coups de revolver  en visant  (mal) le coeur,  et le sang s'écoule de son poumon percé.
 Le procureur de Château-Chinon et le médecin  arrivés sur les lieux interrogent tout de suite  le blessé : pourquoi avoir  tué?

  Laumain répond qu'il devait avoir le cafard ( ce qui n'est pas une raison pour se balader avec deux armes chargées..) . Il demanda un crayon et du papier  pour écrire une lettre d'adieu à  sa femme et à sa mère  avant de sombrer dans l'inconscience. Le blessé est transporté en  voiture à cheval  à  l'hôpital de Château-Chinon  A son entrée dans la ville  de nombreux curieux  attendent de le voir, mais en vain:  son visage est caché par un linge .

  Laumain dans un état critique  arrive à l'hôpital vers dix heures du matin le mardi,   il a la force de se confesser  et, après avoir passé plusieurs jours entre la vie et la mort, il  décède  le dimanche 28 avril dans la nuit.

   Il est enterré  civilement le mardi 30 avril,  sa famille n'ayant pas cru nécessaire de venir  à la cérémonie,  le convoi mortuaire ne comprend que les porteurs des Pompes Funèbres.

   Le meutrier étant mort ,l'action publique  est de fait éteinte, et  l'affaire ne peut donner lieu à procès. Ni le crime, ni ses mobiles, ne font l'objet d'aucune espèce d'enquête  sérieuse, pour laquelle les autorités  locales  ne montrent d'ailleurs pas le moindre intérêt.

 Pourtant le crime est à l'évidence prémédité.  Laumain s'est fait teindre cheveux et  moustache en noir la semaine précédente,  il  a vendu son cheptel de moutons  et achèté ses deux pistolets à Autun, sans prendre la peine de les dissimuler lors se son voyage de retour dans le Tacot .

  Pour l'opinion, exprimée par la presse locale,  le geste de Laumain est d'inspiration anarchiste . Il faut dire qu'on est en plein dans l'épisode de la "bande à Bonnot", dont l'épilogue sanglant, à Choisy-le Roi en région parisienne, a justement lieu  le jour même du décès de Laumain.

  Une autre hypothèse est une vengeance liée à une sombre affaire de braconnage dans l'étang d'Yonne et de revente de poisson au marché noir,  impliquant l'ennemi juré du braconnier Laumain,   le garde-chasse Trinquet employé d''une famille  de gros cultivateurs d'Arleuf ayant partie liée avec les Duteil (les 2 familles siègent au conseil municipal.


2017 ... de jolies chambres d'hôtes


    Au mois de juin suivant , à peine quelques semaines après le drame, la fête de l'Etang d'Yonne a lieu à Arleuf  comme si rien ne s'était passé. fidèles à la tradition, les candidats rivaux aux élections municipales continuent  même  à s'invectiver les uns les autres comme à chaque scrutin..

 Plus d'un siècle  a passé depuis les faits, tout comme le village d'Arleuf , les promeneurs, les pêcheurs de l'étang d'Yonne  et les nouveaux propriétaires de l'ancienne auberge semblent en avoir   tout oublié...
 

5 commentaires:

  1. Cette histoire me passionne, il se trouve que Pierre Laumain est le 1er mari de mon arrière grand mère...
    Elle est cité dans votre article (il est déjà marié à une ancienne pupille des Hospices de la Seine, née à Paris)

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    1. C'est un des bon côté de cette activité: de plus en plus de descendants des personnages cité se manifestent...ce qui prouve que l'histoire lointaine.. n'est pas si loin.

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  2. y.y.jamonneau@orange.fr11 décembre 2021 à 23:28

    Monsieur, vous mentionnez une colonne brisée sur la tombe - Etaient-ils de confession protestante -

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  3. Publication, Liliane Pinard, agrégée d'histoire, Académie du Morvan.
    Pour les références citées.

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