l'auberge de l'Etang d'Yonne |
« SANGLANTE TRAGÉDIE: trois morts, un blessé, » titrent, le 20 avril 1912, les deux périodiques rivaux de Chateau Chinon: le Journal du Morvan et l'Echo du Morvan.
" Les époux Duteil, à la fois propriétaires de l'auberge de l'étang d'Yonne et forgeron , ainsi qu'un client François Duvernoy, assassinés ; le fils des aubergistes est blessé , ses deux jeunes sœurs réussissent à s'échapper . Un témoin de passage permet d'identifier le coupable: Pierre Laumain, 27 ans, agriculteur et braconnier."
Ce fait divers a également un grand écho hors de l'arrondissement de Château-Chinon ; exemple, le Nivernais, du 21 avril, titre : "HORRIBLE CARNAGE À ARLEUF, un braconnier tue trois personnes, en blesse une, et prend la fuite" .
La presse d'Autun s'intéresse aussi au crime et l'un des journaux l'Echo du Morvan -à une époque où la photo est pratiquement inconnue dans les journaux de Château-Chinon- publie même à sa une des photos de l'auberge et de Laumain. Des journaux nationaux (La Presse, La Croix, le Petit Journal, l'Echo d'Alger, Le Petit Parisien, ) y consacrent également quelques entrefilets, qui passent plus inaperçus dans le flot des faits divers tragiques de l'époque.
article paru dans "La Charente" le 21 avril |
Une fois son vin avalé, Laumain demande à Paul Duteil de vérifier le montant de son ardoise de la semaine pour la payer.: le total fait 17 F.
Soudain sans qu'il y ait apparemment eu contestation, Laumain sort de ses poches deux pistolets et dit à Duteil "Veux-tu que je m'en serve sur toi ? " L'aubergiste rétorque : "Je n'ai pas peur que tu me tues ! D'ailleurs, pourquoi le ferais-tu ?"
Laumain fait alors feu des deux armes, Duvernoy et Mme Duteil sont tués sur le coup , le père Duteil , grièvement blessé , parvient dans un premier temps à se relever, et à s'échapper de l'auberge avec ses deux filles.
Le fils Duteil s'enfuit également, touché au bras par une balle. Duteil père tente d'alerter les employés de la gare du Tacot du Châtelet, mais il s'écroule sur le remblai de la voie et meurt deux heures plus tard chez lui, où il a été transporté. Il a 45 ans.
Laumain quitte les lieux du crime. Le gérant de l'abattoir de Château-Chinon, qui passe par là le reconnait et il alerte les autorités.
Vers dix heures du soir , la gendarmerie de Château-Chinon arrive et les recherches, débutent, avec l'aide des habitants des hameaux environnants : la population craint des représailles de la part du fugitif.
Mais Laumain a disparu ; ses engins de pêche sont identifiés sur les bords de l'Yonne, mais rien n'est trouvé dans l'étang, donc, pas de suicide. Le meurtrier ( à cette époque on ne s'embarasse pas de "présumé" ) ne porte que des sabots, il ne peut pas s'enfuir bien loin... Les enquêteurs ratissent aussi la voie de chemin de fer Château-Chinon - Autun, et les rames sont inspectées ... Rien.
Une autre vue de l'auberge . Au fond, la voie ferrée du Tacot. |
Laumain est en fait resté sur place. Il s'est caché dans une maison vide du proche hameau des Gorys, jusqu'au lundi 22, économisant ses provisions en attendant que les gendarmes finissent par relacher leur surveillance.
Alors que Laumain est encore en cavale, le dimanche 21 avril, on enterre ses victimes .
En tête du cortège funèbre, le cercueil de Paul Duteil, suivi de ceux de son épouse et de Duvernoy quittent l'auberge vers midi escortés du maire et de l'ensemble du conseil municipal .
A l'église, la cérémonie menée par le curé Braud est suivie par plus de 2000 personnes (selon la presse catholique, on ne dispose pas du comptage de la Gendarmerie...) . Les victimes sont ensuite emmenées au cimetière, accompagnées de leur famille, et des personnalités locales, dont le sous-préfet de Château-Chinon qui prononce l'oraison funèbre .
Symbolisant la vie des Duteil interrompue brutalement, sur leur tombe est posée une colonne brisée entourée de lierre.
Revenons à Pierre Laumain. Il est né à Voucoux, commune d'Arleuf où ses parents sont agriculteurs. Au moment des faits , il est déjà marié à une ancienne pupille des Hospices de la Seine, née à Paris où elle est retournée une semaine auparavant. Ils ont une fillette de 4 ou 5 ans et, comme nombre de Morvandiaux, hébergent deux petites filles, l'une en garde, l'autre en nourrice.
* * * *
Le 22 au soir, Laumain commet finalement une erreur de débutant : il rejoint la maison de sa mère à Voucoux. Evidemment, les gendarmes l'y attendent, dissimulés dans un grenier juste en face. Ils font immédiatement alerter des renforts de Château-Chinon, qui arrivent sur les lieux vers minuit, accompagnés de quelques voisins. Au petit matin la maison est assiégée : Laumain ne répond pas aux trois sommations du lieutenant de gendarmerie . Un habitant d'Arleuf, Defossemont, tire. Laumain riposte, puis on entend tirer trois coups de feu, suivis d'un long silence.
Le père et le fils Defossemont finissent par défoncer la porte à coups de hache, et pénètent dans la maison en compagnie des gendarmes : Laumain couché sur un lit, baigne dans son sang. Il s'est tiré trois coups de revolver en visant (mal) le coeur, et le sang s'écoule de son poumon percé.
Le procureur de Château-Chinon et le médecin arrivés sur les lieux interrogent tout de suite le blessé : pourquoi avoir tué?
Laumain répond qu'il devait avoir le cafard ( ce qui n'est pas une raison pour se balader avec deux armes chargées..) . Il demanda un crayon et du papier pour écrire une lettre d'adieu à sa femme et à sa mère avant de sombrer dans l'inconscience. Le blessé est transporté en voiture à cheval à l'hôpital de Château-Chinon A son entrée dans la ville de nombreux curieux attendent de le voir, mais en vain: son visage est caché par un linge .
Laumain dans un état critique arrive à l'hôpital vers dix heures du matin le mardi, il a la force de se confesser et, après avoir passé plusieurs jours entre la vie et la mort, il décède le dimanche 28 avril dans la nuit.
Il est enterré civilement le mardi 30 avril, sa famille n'ayant pas cru nécessaire de venir à la cérémonie, le convoi mortuaire ne comprend que les porteurs des Pompes Funèbres.
Le meutrier étant mort ,l'action publique est de fait éteinte, et l'affaire ne peut donner lieu à procès. Ni le crime, ni ses mobiles, ne font l'objet d'aucune espèce d'enquête sérieuse, pour laquelle les autorités locales ne montrent d'ailleurs pas le moindre intérêt.
Pourtant le crime est à l'évidence prémédité. Laumain s'est fait teindre cheveux et moustache en noir la semaine précédente, il a vendu son cheptel de moutons et achèté ses deux pistolets à Autun, sans prendre la peine de les dissimuler lors se son voyage de retour dans le Tacot .
Pour l'opinion, exprimée par la presse locale, le geste de Laumain est d'inspiration anarchiste . Il faut dire qu'on est en plein dans l'épisode de la "bande à Bonnot", dont l'épilogue sanglant, à Choisy-le Roi en région parisienne, a justement lieu le jour même du décès de Laumain.
Une autre hypothèse est une vengeance liée à une sombre affaire de braconnage dans l'étang d'Yonne et de revente de poisson au marché noir, impliquant l'ennemi juré du braconnier Laumain, le garde-chasse Trinquet employé d''une famille de gros cultivateurs d'Arleuf ayant partie liée avec les Duteil (les 2 familles siègent au conseil municipal.
2017 ... de jolies chambres d'hôtes |
Au mois de juin suivant , à peine quelques semaines après le drame, la fête de l'Etang d'Yonne a lieu à Arleuf comme si rien ne s'était passé. fidèles à la tradition, les candidats rivaux aux élections municipales continuent même à s'invectiver les uns les autres comme à chaque scrutin..
Plus d'un siècle a passé depuis les faits, tout comme le village d'Arleuf , les promeneurs, les pêcheurs de l'étang d'Yonne et les nouveaux propriétaires de l'ancienne auberge semblent en avoir tout oublié...
Cette histoire me passionne, il se trouve que Pierre Laumain est le 1er mari de mon arrière grand mère...
RépondreSupprimerElle est cité dans votre article (il est déjà marié à une ancienne pupille des Hospices de la Seine, née à Paris)
C'est un des bon côté de cette activité: de plus en plus de descendants des personnages cité se manifestent...ce qui prouve que l'histoire lointaine.. n'est pas si loin.
SupprimerMonsieur, vous mentionnez une colonne brisée sur la tombe - Etaient-ils de confession protestante -
RépondreSupprimera priori non..
SupprimerPublication, Liliane Pinard, agrégée d'histoire, Académie du Morvan.
RépondreSupprimerPour les références citées.